• Eric Libertad
    Eric Libertad
    2023-09-12

    Désireux d'en savoir un peu plus, j'ai trouvé cet article paru dans Le Monde dont le titre me semblait plus révélateur que celui de Basta paru récemment :

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/22/le-don-de-nourriture-est-devenu-la-bequille-d-un-systeme-alimentaire-predateur_6174304_3232.html

    Pour sa thèse soutenue

    en 2019, l’anthropologue

    sociale Bénédicte Bonzi

    s’est régulièrement im-

    mergée durant cinq années au

    sein des Restos du cœur de Seine-

    Saint-Denis. Cette chercheuse as-

    sociée au Laboratoire d’anthropo-

    logie des institutions et des orga-

    nisations sociales de l’EHESS en a

    tiré l’ouvrage La France qui a faim.

    Le don à l’épreuve des violences ali-

    mentaires (Seuil, 448 pages,

    22 euros), qui articule enquête de

    terrain et critique structurelle de

    notre système alimentaire.

    Pourquoi avez-vous souhaité

    porter un « regard critique »

    sur l’aide alimentaire ?


    Avec les Restos du cœur, le projet

    initial de Coluche [1944-1986] con-

    sistait à donner un coup de pouce

    ponctuel, pas de s’inscrire dans la

    durée. Mais les Restos, créés

    en 1985, se sont institutionnalisés

    jusqu’à devenir, pour 5,5 millions

    de Français chaque année, un

    mode d’alimentation. Dans notre

    pays, 8 millions de personnes re-

    courent à l’aide alimentaire et,

    avec quelque 11 millions de conci-

    toyens vivant dans la pauvreté, se-

    lon Oxfam, on peut estimer qu’en-

    viron 3 millions restent potentiel-

    lement sans recours.

    L’explosion du nombre de béné-

    ficiaires oblige à s’interroger sur

    cette aide. Etre bien nourri est un

    droit, inscrit dans la Déclaration

    universelle des droits de

    l’homme, au même titre qu’être

    logé ou soigné. Or, il est mis en

    péril par un système aux mains

    de l’agro-industrie, du producti-

    visme, qui prend en otage les

    agriculteurs à la consommation,

    qui exclut des millions de person-

    nes et leur réserve une nourriture

    indigne – en particulier les pro-

    duits ultratransformés dont la

    toxicité pour la santé est connue.

    Le projet originel de Coluche

    pour lutter contre la pauvreté est

    ainsi devenu le maillon d’une

    chaîne inégalitaire. La loi de mo-

    dernisation agricole de 2010 l’a

    formalisé comme tel, en donnant

    un statut à l’aide alimentaire et en

    lui assignant le rôle de débouché

    possible pour l’agro-industrie. La

    loi contre le gaspillage alimentaire

    de 2016, elle, a encore accru cette

    assignation de l’aide alimentaire

    comme poubelle de la grande dis-

    tribution, en mettant en place un

    système de conventionnement

    entre supermarchés et associa-

    tions qui contraint ces dernières à

    récupérer les invendus.

    Que recouvre la notion

    de « violence alimentaire »,

    autour de laquelle s’articule

    votre travail ?


    Mon travail de terrain m’a mise

    face à un système alimentaire vio-

    lent, qui bafoue le droit à l’alimen-

    tation de millions de personnes

    mais jette 10 millions de tonnes

    de nourriture par an. Pour les bé-

    néficiaires, cette violence se tra-

    duit par des conséquences physi-

    ques bien documentées (obésité,

    hypertension, anémie, problèmes

    dentaires) et psychologiques. Ses

    effets sont sournois, car cette vio-

    lence se manifeste par la répéti-

    tion de petits actes : la honte, des

    frustrations quotidiennes, la sou-

    mission à un contrôle sur l’accès à

    la nourriture. Cela crée un senti-

    ment de dévalorisation profond,

    qui génère des pertes de droits en

    cascade, car la personne s’habitue

    à ne plus les faire valoir. Et cette

    violence se retrouve en amont du

    système alimentaire, dans le mi-

    lieu agricole, où beaucoup ne peu-

    vent pas vivre de leur travail.

    Votre enquête met aussi

    en lumière les ambivalences

    anthropologiques du don…


    Marcel Mauss conclut son Essai

    sur le don [paru en 1925] en souli-

    gnant que le don permet beau-

    coup de choses, mais pas la jus-

    tice. Et, en effet, il porte en lui

    deux dimensions inextricables.

    Le lien social qu’il implique recèle

    une force créatrice et symbolique,

    en faisant circuler des valeurs

    autour des produits. Mais il com-

    porte simultanément une domi-

    nation en ce qu’il rend impossible

    de rendre, et parfois une violence,

    quand un bénéficiaire reçoit ce

    qu’il ne veut pas sans pouvoir

    s’en plaindre. En cela, le don n’a

    rien d’un droit.

    Comment interprétez-vous

    la souffrance des bénévoles

    que vous avez côtoyés ?


    Les bénévoles des Restos du

    cœur sont confrontés à une vio-

    lence qu’ils absorbent et contien-

    nent tout à la fois. Leur générosité

    est capitale, mais ne doit pas être

    détournée par le capitalisme pour

    maintenir la paix sociale pendant

    que le bourgeois dort tranquille-

    ment. C’est pour cela que j’arti-

    cule à ma recherche une réflexion

    politique pour dépasser les apo-

    ries du don comme béquille d’un

    système alimentaire prédateur.

    L’impuissance ressentie par les

    bénévoles doit être endiguée par

    des alliances avec des acteurs en

    résistance, afin de politiser ces

    enjeux. Cette dynamique s’ob-

    serve déjà sur le terrain, avec des

    rencontres entre les Restos du

    cœur et d’autres acteurs, comme

    les épiceries sociales ou des asso-

    ciations pour le maintien de

    l’agriculture paysanne.

    Au-delà,

    l’expérimentation

    d’une sécurité sociale alimentaire,

    à laquelle je participe, me semble

    être l’horizon le plus prometteur

    pour faire vivre une réelle démo-

    cratie de l’alimentation. Ce sys-

    tème, reposant sur la cotisation et

    un conventionnement démocra-

    tique des lieux de production,

    émerge comme un outil universel

    pour aller vers une agriculture du-

    rable et valorisante, tout en met-

    tant en œuvre le droit à une ali-

    mentation saine et en quantité

    suffisante pour tous.

    Propos recueillis par

    Youness Bousenna

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